Ce geste a fissuré son armure
- Absalon Laetitia

- 30 sept.
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : 1 oct.

Élise traîna un peu dans le vestiaire vide, ses doigts glissant sur le bois du banc où elle s’était assise des dizaines de fois.
C’est ici qu’elle avait rencontré Clara. Pas la plus populaire, pas la plus bruyante. Mais Clara avait un sourire doux, une façon d’écouter sans juger. Rien de spectaculaire. Juste une remarque un soir, quand Élise avait maladroitement raté une passe :
" T’inquiète, moi aussi j’ai galéré au début. "
Un simple mot. Mais dans ce vestiaire froid, ce mot avait ouvert une brèche. Élise s’était sentie… là. Pas invisible. Pas en trop. Elle avait existé, pour quelqu’un.
Les semaines suivantes, Clara s’était assise près d’elle à chaque entraînement. Elles parlaient peu, mais le silence n’était plus lourd. Clara lui lançait parfois un clin d’œil complice, comme si elles partageaient un secret. Pour Élise, c’était devenu un refuge.
Alors partir… c’était trahir ce minuscule morceau de terre qu’elle avait enfin trouvé. Elle aurait voulu crier : "Je ne veux pas !"
Mais sa gorge restait fermée. Chez elle, dire non n’avait jamais servi à rien.
Dans la voiture du déménagement, elle serra son sac de hockey contre ses genoux. Son père parlait fort au téléphone, sa mère comptait mentalement les cartons à déballer.
Dehors, le paysage défilait. Élise fixait les silhouettes floues des villages qui s’éloignaient.
Le ciel s’assombrissait, couleur de métal. Une impression étrange lui traversa la poitrine, comme si cette route, ce froid, ces boîtes avaient déjà eu lieu quelque part.
Elle n’entendait plus les mots. Elle ne sentait que le vide qui s’ouvrait : celui de quitter Clara, de quitter l’équipe, de tout recommencer ailleurs.
Son ventre se serra. Une pensée traversa son esprit : " Là-bas, je redeviendrai invisible."
Elle n’aimait déjà pas le changement.
À peine les cartons avaient-ils été posés dans sa nouvelle chambre qu’il fallait déjà repartir.
La pièce sentait la poussière de plâtre, pas encore la chaleur du radiateur. Ses affaires dormaient dans des boîtes fermées, les draps restaient pliés au fond d’un sac. Pas un détail familier. Juste un vide impersonnel.
Dans un coin, un carton portait une vieille étiquette jaunie. Les lettres n’étaient pas françaises. Elle passa ses doigts dessus sans insister. Sa mère disait que ça venait " de loin ". Elle n’avait jamais demandé plus.
Et demain, il y aurait déjà un match. Son père avait tout arrangé à distance : l’inscription, le transfert, la paperasse. Il s’en félicitait presque.
"J’ai eu de la chance, les places sont rares, disait-il. Tu n’as qu’à remercier."
Élise hocha la tête. Un remerciement muet, avalé de travers. Elle n’avait rien demandé. Elle voulait encore moins quitter Clara, son équipe, cette fragile complicité née de quelques regards. Mais ici, son avis n’entrait jamais dans l’équation.
Le gymnase brillait sous les projecteurs. Le sol synthétique exhalait une odeur de plastique neuf et d’humidité. Dans le vestiaire, les bancs métalliques résonnaient sous le poids des sacs.
La coach leva la voix :
"Les filles, avant de commencer, je vous présente Élise. Elle vient d’emménager, elle s’entraînait ailleurs mais jouera avec nous dès demain."
Un silence, puis quelques têtes se tournèrent. Élise inspira, serra la sangle de son sac. Elle esquissa un signe de tête maladroit.
Au fond, une fille mâchait bruyamment son chewing-gum. Sa crosse à la main, elle fit mine d’applaudir trois fois, lente et ironique.
"Bienvenue", lâcha-t-elle, un sourire figé aux lèvres.
Les autres ricanèrent, pas trop fort, comme pour se ranger derrière elle. Élise détourna le regard.
Sur le terrain, la coach siffla le début de l’échauffement. Les filles partirent en courant, leurs baskets crissant sur le sol. Élise suivit, le souffle court, son corps encore tendu.
Mais bientôt, ses jambes retrouvèrent leur rythme. Elle filait plus vite que les autres, ses passes frappaient net, sa crosse trouvait la balle comme si elle l’avait toujours connue.
Un chuchotement monta des rangs :
"Pas mal, pour une nouvelle."
Élise crut entendre une pique. Son ventre se noua, ses bras se raidirent. Elle accéléra, comme pour se défendre d’un reproche invisible.
Un moment, la balle roula jusqu’à elle. Elle dribbla, s’élança, frappa. Le claquement contre la cage fit lever plusieurs sourcils.
"Joli tir", lança une voix claire derrière elle.
Élise ne répondit pas. Elle revint à sa place, les yeux baissés.
La meneuse, elle, n’avait pas souri. Ses yeux restaient fixés sur elle, brillants d’un éclat indéchiffrable : défi, jalousie, ou peut-être autre chose.
La salle vibrait d’un brouhaha épais. Le sifflet perça, aigu. Le match commença.
Élise, le cœur au bord des lèvres, rata sa première passe. Ses doigts glissaient, ses jambes semblaient trop lourdes. La balle filait déjà de l’autre côté.
"Allez, bouge !" cria une voix derrière.
Elle serra les dents, reprit sa course, mais ses gestes manquaient de justesse. Son souffle cognait dans ses tempes.
Puis elle la vit. Une fille de l’équipe adverse, grande, le regard froid, qui frappait dans la balle comme dans un objet de trop. Elle poussait les autres sans gêne, lançait des mots secs, même à ses coéquipières. Une arrogance brutale.
Élise la fixa une seconde trop longtemps. Une pensée lui traversa la tête, nette, instinctive :
" Celle-là, je lui donnerais bien une leçon. "
Un choc. Trop fort. La crosse tapa sur son tibia. Élise grimaça mais resta debout.
" Fais gaffe", lança l’autre en ricanant.
Quelque chose se durcit en elle. Elle fonça. Son geste fut trop brusque, trop franc. Le sifflet retentit aussitôt. Faute. Banc.
Élise lança sa crosse contre le banc. Le plastique résonna dans le vide. Elle se pencha, la tête entre les mains. Le sifflet, les cris, tout continuait sans elle.
Elle releva les yeux. Sur le terrain, le jeu filait trop vite. Son équipe tenait, mais de justesse. Elle fixa Solène, la meneuse. Elle criait des ordres, tapait dans la balle avec force. Tout le monde la suivait, mais Élise vit la crispation dans ses mâchoires, le souffle court, le pas qui traînait une fraction de seconde de trop.
Personne d’autre ne semblait le voir.
La colère d’Élise se calma un peu. Elle laissa ses doigts glisser sur le manche de sa crosse. Un pressentiment traversa son ventre : cette fille-là, si solide en apparence, n’était pas si invincible.
Le sifflet retentit. On l’appela à revenir.
Elle inspira, serra la sangle de son protège-tibias, et courut reprendre sa place.
Le match reprit, rapide, nerveux. La balle fusait d’un camp à l’autre. Élise se remit en mouvement, ses jambes retrouvant leur rythme. Elle guettait, ses yeux happés malgré elle par la silhouette de Solène.
Un choc sec. Un contact trop dur. Solène bascula, s’écroula sur le synthétique. Le sifflet resta muet. Le jeu continua quelques secondes, puis s’interrompit dans un flottement.
Elle se redressa seule, la crosse serrée entre les doigts. Un pli de douleur barrait son front. Personne ne bougeait vraiment. Juste quelques regards furtifs, des chuchotements, puis le silence.
Élise s’avança. Ses pas claquèrent dans l’air suspendu. Elle tendit la main.
Solène leva les yeux. Une seconde passa, trop longue, comme un défi silencieux. Puis ses doigts attrapèrent ceux d’Élise. Elle se releva d’un geste sec.
Le contact s’était déjà rompu. Mais il avait eu lieu.
Le sifflet repartit. La balle circula à nouveau. Et quelque chose, dans leur manière de courir côte à côte, n’était plus tout à fait pareil.
Le temps pressait. Les cris fusaient, les baskets martelaient le sol. La balle roulait vite, glissait d’une crosse à l’autre. Élise courait, la sueur brouillant sa vue. Elle entendait les respirations autour d’elle, les ordres de la coach, le bourdonnement de la salle.
Solène, encore, appelait. Sa voix tranchait l’air :
" Ici !"
Élise la vit, un instant. Son corps hésita. Elle aurait pu garder la balle, tenter seule. Mais son bras se déploya, instinctif. Une passe vive, nette, à l’aveugle presque.
Solène la reçut sans effort, comme si le geste avait toujours été prévu. Elle arma son tir. Le claquement contre la cage résonna comme un coup de tonnerre. But.
Un souffle parcourut l’équipe, une vague de joie éclatée. Les joueuses se tapèrent dans les mains, crièrent, s’élancèrent. Élise resta un peu en retrait, haletante, la crosse serrée contre ses cuisses.
Solène se retourna. Leurs regards se croisèrent. Pas un sourire franc. Pas une parole. Juste un éclat, furtif, dans ses yeux.
Élise baissa les siens, le cœur battant.
Le match s’acheva. Personne ne comprit vraiment ce qui s’était passé dans ces dernières minutes. Mais quelque chose, entre elles deux, avait changé. Une ligne invisible venait de se tendre, fragile, imprévue, prête à vibrer.
Et toi, où sens-tu vibrer l’écho de cette histoire ?




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